INTERTEXTUALITÉ (THÉORIE DE L’)

INTERTEXTUALITÉ (THÉORIE DE L’)
INTERTEXTUALITÉ (THÉORIE DE L’)

Né du grand renouvellement de la pensée critique au cours des années soixante, le concept d’intertextualité est aujourd’hui un des principaux outils critiques dans les études littéraires. Sa fonction est l’élucidation du processus par lequel tout texte peut se lire comme l’intégration et la transformation d’un ou de plusieurs autres textes. Mais, en un quart de siècle, ce concept a suscité beaucoup de controverses et ne s’est finalement imposé qu’après plusieurs refontes définitionnelles. Pour comprendre toute son importance, il importe donc de suivre cette évolution pas à pas.

Genèse du concept

La notion d’intertextualité reste, à son origine, indissociable des travaux théoriques du groupe Tel Quel et de la revue homonyme (fondée en 1960 et dirigée par Philippe Sollers) qui diffusa les principaux concepts élaborés par ce groupe de théoriciens qui devaient marquer profondément leur génération. C’est à la période d’apogée de Tel Quel , en 1968-1969, que le concept clé d’intertextualité fit son apparition officielle dans le vocabulaire critique d’avant-garde, à la faveur de deux publications qui exposaient le système théorique du groupe: Théorie d’ensemble (coll. Tel Quel, Seuil, Paris, 1968), ouvrage collectif où l’on trouvait notamment les signatures de Foucault, Barthes, Derrida, Sollers, Kristeva, et Sèméiôtikè . Recherches pour une sémanalyse (ibid. , 1969), ouvrage de Julia Kristeva réunissant une série d’articles des années 1966-1969. Dans Théorie d’ensemble , Philippe Sollers critique les catégories dites théologiques du sujet, du sens, de la vérité, etc., et propose contre l’image d’un texte plein et figé, clos sur la sacralisation de sa forme et de son unicité, l’hypothèse – empruntée au critique soviétique Mikhaïl Bakhtine – de l’intertextualité: « Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. » Dans le même ouvrage (« Problème de la structuration du texte »), Julia Kristeva utilise l’exemple du roman médiéval Jehan de Saintré pour préciser ce qu’il faut entendre par intertextualité : une « interaction textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte » et qui permet de saisir « les différentes séquences (ou codes) d’une structure textuelle précise comme autant de transforms de séquences (de codes) prises à d’autres textes. Ainsi la structure du roman français du XVe siècle peut être considérée comme le résultat d’une transformation de plusieurs autres codes [...]. Pour le sujet connaissant, l’intertextualité est une notion qui sera l’indice de la façon dont un texte lit l’histoire et s’insère en elle ». Kristeva, qui était partie d’une analyse transformationnelle (empruntée à Chomsky et à Šaumjan), se voit contrainte d’ajouter l’hypothèse de l’intertextualité pour atteindre le « social » et l’« historique » qui restent inacessibles dans le dispositif produit par la dichotomie signifiant/signifié, transformation du signifiant/immuabilité du signifié. La réfection méthodologique va consister à y substituer une « méthode transformationnelle » qui, moyennant l’adjonction du concept d’intertextualité, « mène donc à situer la structure littéraire dans l’ensemble social considéré comme un ensemble textuel ». Ainsi posée, l’intertextualité du Petit Jehan de Saintré se laisse définir comme l’interaction dans ce texte de quatre composantes intertextuelles: le texte de la scolastique (organisation du roman en chapitres et sous-chapitres, ton didactique, autoréférence à l’écriture, au manuscrit), le texte de la poésie courtoise (la Dame « centre divinisé d’une société homosexuelle qui se renvoie son image à travers [...] la femme [...] la Vierge », érotique des troubadours), la littérature orale de la ville (cris publicitaires des marchands, enseignes, texte économique de l’époque) et, enfin, le discours du carnaval (calembour, quiproquo, rire, problématique du corps et du sexe, masque, etc.). Julia Kristeva conclut que cette connexion intertextuelle, qui change la signification de chacun de ces énoncés en les associant dans la structure du texte, peut être posée comme un « ensemble ambivalent » qui constitue une première approche de ce que pourrait être l’« unité discursive » de la Renaissance. En se dotant de la notion d’intertextualité, la méthode transformationnelle permet ainsi de dégager l’« idéologème » du texte, nom donné par Kristeva à cette fonction qui rattache une structure littéraire concrète (par exemple un roman) aux autres structures (par exemple le discours de la science).

L’impact de Théorie d’ensemble fut considérable dans les milieux de l’avant-garde critique de cet après-Mai-68. Avec Sèméiôtiké . Recherches pour une sémanalyse , Kristeva va revenir sur la définition de cet outil méthodologique et préciser, notamment dans « Le Mot, le dialogue et le roman », ce que la notion d’intertextualité doit aux travaux de Mikhaïl Bakhtine: l’essentiel de ce concept provient d’une « découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire: tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité [...] ». Bakhtine n’emploie pas le terme d’intertextualité, mais cette notion est en germe dans le concept bakhtinien de « dialogisme » tel qu’on le trouve dans Poétique de Dostoïevski (Moscou, 1963; trad. franç. d’Isabelle Kolitcheff, prés. par J. Kristeva, Seuil, 1970), dans François Rabelais et la culture populaire sous la Renaissance (Moscou, 1965; trad. franç. par Andrée Robel, Gallimard, Paris, 1970) ou, un peu plus tard, dans Esthétique et théorie du roman (Moscou, 1975; trad. franç. par Baria Olivier, Gallimard, 1978) et Esthétique de la création verbale (Moscou 1979; trad. franç. par Alfreda Aucouturier, Gallimard, 1984). Mikhaïl Bakhtine met en évidence les phénomènes de résurgence qui font de la culture le lieu de réapparition brutale de traditions oubliées et démontre comment le roman possède structurellement une prédisposition à intégrer, sous forme polyphonique, une grande diversité de composants linguistiques, stylistiques et culturels. L’ensemble des échanges ainsi permis, la confrontation des différences sous forme « dialogique » font de cette forme littéraire une sorte de modèle synthétique qui permet de penser la littérarité: « L’auteur participe à son roman (il y est omniprésent) mais presque sans langage direct propre. Le langage du roman, c’est un système de langages qui s’éclairent mutuellement en dialoguant. » Langages, transformation par connexion polyphonique, dialogisme, unités discursives de la culture: ce sont tous ces éléments directement empruntés à Bakhtine qui font la notion d’intertextualité. Son influence est d’ailleurs si nette qu’en 1981 Tzvetan Todorov consacre à ce critique un bel essai, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique (Seuil, 1981), où, pour y voir plus clair, il propose de faire éclater le « principe dialogique » en deux notions, le dialogisme proprement dit et l’intertextualité telle que Julia Kristeva l’avait définie, cette seconde notion incluant la première: « l’appellation dialogique » étant réservée à « certains cas particuliers de l’intertextualité, tels que l’échange de répliques entre deux interlocuteurs, ou la conception élaborée par Bakhtine de la personnalité humaine ». Cet effort de clarification, et ce « retour aux sources » de la notion n’est pas, en 1981, le privilège du seul Tsvetan Todorov. Au même moment, l’autre codirecteur de la collection Poétique aux éditions du Seuil, Gérard Genette, met une dernière main à l’ouvrage qui va bientôt bousculer tout l’édifice notionnel, Palimpsestes . C’est que depuis Sèméiôtikè la situation théorique a beaucoup évolué.

Années 1970: les premières approches

Théorie d’ensemble et Sèméiôtiké avaient largement contribué à faire sortir la notion d’intertextualité du cercle de Tel Quel , mais c’est sous l’influence dominante de Roland Barthes qu’elle va bientôt se trouver projetée au premier rang de la scène critique. Le mot garde encore quelques années son parfum de rébellion, l’Université (sauf les toutes jeunes universités de Vincennes et de Paris-VII-Jussieu) préfère ignorer l’idée, mais petit à petit la notion se dissémine. Dès 1972, le terme d’« inter-textualité » fait son entrée discrète dans le domaine lexicographique. En Appendice du Dictionnaire encylopédique des sciences du langage (O. Ducrot et T. Todorov, Seuil), François Wahl parle de ce « réseau de connexions multiples à hiérarchie variable » par lequel le texte substitue son ordre aux règles prédéterminantes de la langue. En 1974, Julia Kristeva publie La Révolution du langage poétique [...] Lautréamont et Mallarmé (Seuil) où « l’avant-garde de la fin du XIXe siècle » (surtout Lautréamont) sert de « banc d’essai » à l’analyse intertextologique de la structure poétique. L’année suivante, la notion paraît suffisamment bien implantée pour que Roland Barthes l’officialise dans l’article « Texte (théorie du) » de l’Encyclopædia Universalis , un article de synthèse encyclopédique. À partir de cette date, l’intertextualité devient une notion admise, mais sous réserve d’inventaire. L’année 1976 apporte sa foison de nouvelles contributions: la revue Poétique (no 27, Seuil) consacre un numéro spécial « L’Intertextualité » à cette notion, avec notamment la contribution de L. Jenny (« La Stratégie de la forme ») et celle de A. Topia (« Contrepoints joyciens »); Dominique Maigneneau, de son côté, propose dans Initiation aux méthodes de l’analyse du discours (Hachette, Paris, 1976) une certaine simplification de la notion qui, sous l’effet de la vulgarisation pédagogique, va se trouver infléchie dans le sens d’une dominante relationnelle, aux dépens de la composante transformationnelle. Définie comme « ensemble de relations avec d’autres textes se manifestant à l’intérieur d’un texte », l’intertextualité devient un concept plus maniable, et plus rassurant aussi, puisque son champ d’application ne paraît plus si éloigné du domaine traditionnel de la critique des « sources », et qu’on peut de proche en proche y adjoindre les secteurs tout aussi classiques de l’étude du pastiche, de la parodie, et – pourquoi pas? – plusieurs des grandes problématiques de la littérature comparée. Mais un tel élargissement, tout en contribuant beaucoup à généraliser l’usage de ce concept, ne sera pas étranger à un certain flou théorique où l’intertextualité finira par perdre, pour un temps, l’essentiel de sa spécificité notionnelle. Cette malencontreuse évolution – dont les effets se font encore sentir aujourd’hui – fut sans aucun doute aggravée dès les années 1975-1976 par quelques hésitations terminologiques, notamment autour de la notion annexe d’intertexte . Laurent Jenny désignait par là « le texte absorbant une multiplicité de textes tout en restant centré sur un sens »; mais Michel Arrivé avait proposé de son côté une définition relationnelle encore plus large: « l’ensemble des textes qui se trouvent dans un rapport d’intertextualité ». Michaël Riffaterre ne veut y voir que le texte auquel il est fait référence, et Pierre Malandain, en cherchant à clarifier le lexique, critique cette dimension « objectale » de la notion et suggère: « On peut voir dans l’intertexte plutôt l’espace fictif dans lequel se produisent les échanges dont est faite l’intertextualité. » En marge de ces hésitations, la notion continue à se diffuser dans le vocabulaire critique, mais avec une nette dominante relationnelle. C’est en partie pour surmonter ces risques « déviationnistes » que Julia Kristeva revient, en 1976, sur la dimension transformationnelle du concept redéfini comme « le croisement de la modification réciproque des unités appartenant à différents textes ». Le débat ne fera que s’intensifier en cette fin des années soixante-dix.

Années 1980: productivité et refonte du concept

Les années 1979-1982, particulièrement riches en nouvelles publications, témoignent de l’entrée du concept d’intertextualité dans sa phase de maturité. Les travaux de Michaël Riffaterre (La Production du texte , Seuil, 1979; « La Syllepse intertextuelle », in Poétique , no 40, Seuil, nov. 1979; « La Trace de l’intertexte », in La Pensée , Paris, oct. 1979; Sémiotique de la poésie , Seuil, 1982) occupent incontestablement une position dominante dans ce secteur de la recherche critique. On y voit se définir une conception hyperextensive du concept: « L’intertexte est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédée ou suivie », et la démarche de Riffaterre conduit – au moins en principe – à identifier résolument intertextualité et littérarité: « L’intertextualité est [...] le mécanisme propre à la lecture littéraire. Elle seule, en effet, produit la signifiance, alors que la lecture linéaire, commune aux textes littéraires et non littéraires, ne produit que le sens. » Mais, comme le souligne Gérard Genette, qui cite ces définitions dans Palimpsestes , « cette extension de principe s’accompagne d’une restriction de fait, car les rapports étudiés par Riffaterre sont toujours de l’ordre des microstructures sémantico-stylistiques, à l’échelle de la phrase, du fragment ou du texte bref, généralement poétique. La «trace» intertextuelle selon Riffaterre est donc davantage (comme l’allusion) de l’ordre de la figure ponctuelle (du détail) que de l’œuvre considérée dans sa structure d’ensemble ». En effet, en dépit de certaines formulations très hégémoniques du concept d’intertextualité, les recherches foisonnantes de Riffaterre (sur Baudelaire, Breton, Desnos, Du Bellay, Eluard, Gautier, Gracq, Hugo, Leiris, Mallarmé, Ponge...) se caractérisent par la mise en œuvre d’un dispositif sémiotique centré sur l’élucidation de phénomènes intertextuels très circonscrits. L’ensemble de ces analyses est bien donné pour représentatif d’un nouveau mode de lecture où se révélerait l’énigme même de la littérarité et où le texte prendrait pleinement sa signifiance, mais en pratique le concept d’intertextualité est utilisé par Riffaterre dans les limites d’une instrumentalité stylistique et sémiotique qui reconduit les hypothèses formulées par Kristeva en les lestant d’une riche et pleine expérience des textes.

La seconde importante contribution du début des années 1980 fut l’ouvrage d’Antoine Compagnon, commencé vers 1975 et publié en 1979, La Seconde Main ou le Travail de la citation (Seuil), qui donnait pour la première fois une vaste étude systématique de la pratique intertextuelle de la citation. Conçue comme « répétition d’une unité de discours dans un autre discours », la citation est la reproduction d’un énoncé (le texte cité) qui se trouve extrait d’un texte origine (texte 1) pour être introduit dans un texte d’accueil (texte 2). Si cet énoncé proprement dit reste lui-même inchangé du point de vue de son signifiant, le déplacement qu’il subit modifie son signifié, produit une valeur neuve et entraîne une transformation qui affecte tout à la fois le signifié du texte cité et le texte d’accueil où il se réinsère. En systématisant cette description du processus citationnel, Antoine Compagnon propose de penser ce processus comme modèle de l’écriture littéraire qui serait structurellement aux prises avec la même exigence transformationnelle et combinatoire: « Le travail de l’écriture est une récriture dès lors qu’il s’agit de convertir des éléments séparés et discontinus en un tout continu et cohérent [...] toute écriture est collage et glose, citation et commentaire. » Saisie dans sa nature hybride (à la fois lecture et écriture), la citation est ainsi posée comme ce cas de figure intertextuel par lequel se révélerait un processus beaucoup plus profond dont il ne serait lui-même qu’un effet remarquable: le travail de l’écriture, l’énergie qui circule dans cette structure mobile.

L’étude d’Antoine Compagnon, comme les travaux de Michaël Riffaterre, mais selon un tout autre point de vue, conclut donc dans le sens d’une valeur très générale de l’intertextualité conçue comme une donnée fondamentale pour l’interprétation du phénomène littéraire. Mais cette évaluation extensive reste circonscrite à l’étude d’une des formes les plus explicites de l’intertextualité (la présence effective et littérale d’un texte dans un autre); la notion d’intertextualité elle-même demeure stable dans sa double dimension relationnelle et transformationnelle, et, si la littérarité est posée comme son horizon, c’est surtout par la mise en évidence d’une certaine identité de processus entre citer et écrire.

On le voit, après une dizaine d’années de travaux multiples et parfois divergents, le champ des études intertextologiques commence à prendre forme. L’entreprise générale de clarification théorique viendra non de la critique littéraire mais de la poétique qui cherche précisément à transcender la singularité des textes pour ne s’intéresser qu’à l’architexte , c’est-à-dire à l’ensemble des catégories générales (« types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. ») dont les textes relèvent. D’abord sous forme programmatique dans Introduction à l’architexte (Seuil, 1979), puis de façon plus détaillée dans Palimpsestes (Seuil, 1982), Gérard Genette propose une redéfinition complète du domaine théorique dans lequel pourrait se localiser clairement l’espace spécifique de l’intertextualité. Une telle remise en ordre ne pouvait se formuler qu’à partir d’un point de vue extérieur, fondamentalement étranger à la démarche herméneutique. Cette volonté d’écart qui développe un point de vue essentiellement formel et objectif caractérise la notion de transtextualité dont Genette fait l’objet même de la poétique, qu’il définit comme « transcendance textuelle du texte » et qui englobe « tout ce qui met [le texte] en relation manifeste ou secrète avec d’autres textes ». Or, loin de s’identifier avec l’intertextualité, la transtextualité fait apparaître de profonds clivages entre les différentes formes de relations que le texte peut entretenir avec d’autres textes. Genette propose de distinguer cinq types de relations transtextuelles qu’il classe « dans un ordre approximativement croissant d’abstraction, d’implicitation et de globalité »: l’intertextualité au sens où l’avait formulée Julia Kristeva, mais qui doit être circonscrite aux cas de « présence effective d’un texte dans un autre »; la paratextualité , ou relation que le texte entretient avec son environnement textuel immédiat (titre, sous-titre, intertitre, préface, postface, avertissement, notes, etc.) dans le cadre de cet ensemble textuel que forme l’œuvre littéraire (voir G. Genette, Seuils , Seuil, 1987); la métatextualité ou relation couramment dite de « commentaire », qui unit un texte à un autre dont il parle sans nécessairement le citer: « par excellence la relation critique »; l’hypertextualité ou relation par laquelle un texte peut dériver d’un texte antérieur par transformation simple ou par imitation: c’est ici qu’il faut ranger notamment la parodie et le pastiche (Palimpsestes est consacré à ce type de transtextualité); l’architextualité , relation muette, implicite ou laconique, de pure « appartenance taxinomique » du texte à une catégorie générique (voir G. Genette, Introduction à l’architexte ).

Un tel dispositif notionnel lève beaucoup des obscurités dans lesquelles le métadiscours critique se débattait jusque-là: il permet par exemple de distinguer le champ strict de l’intertextualité et le domaine – hypertextuel – du pastiche et de la parodie, qui possède ses propres règles de composition interne. Mais, en devenant plus claire, la notion d’intertextualité se trouve aussi définie de manière plus restrictive que par le passé: « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes »; ou, si l’on préfère, la présence « effective » d’un texte dans un autre (une présence repérable, et l’effet transformationnel de cette présence) avec plusieurs degrés ou modalités possibles dans cette relation: « Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise); sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral; sous une forme encore moins explicite et moins littérale, celle de l’allusion , c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable: ainsi, lorsque Boileau écrit à Louis XIV: «Au récit que pour toi je suis prêt d’entreprendre / Je crois voir les rochers accourir pour m’entendre [...]», ces rochers mobiles et attentifs paraîtront sans doute absurdes à qui ignore les légendes d’Orphée et d’Amphion » (Palimpsestes ). Comme le note d’ailleurs au passage Gérard Genette, les travaux contemporains sur l’intertextualité s’inscrivent sans difficulté dans les limites de cette définition: la pratique citationnelle chez Antoine Compagnon, l’étude du plagiat par Julia Kristeva, l’allusion et l’état implicite de l’intertexte chez Michaël Riffaterre. Tout en mettant fin aux conceptions extensives de l’intertextualité, Palimpsestes laisse à leur place les principales recherches intertextologiques. On ne peut pas dire, pourtant, que cette clarification notionnelle fit immédiatement l’unanimité. Paru en 1982, Palimpsestes n’a produit ses effets que lentement. L’efficacité de ses clivages s’est cependant imposée dans la plupart des recherches intertextologiques engagées dans le courant des années 1980, et certaines recherches ont même déjà contribué à perfectionner ses propositions définitionnelles. Dans une thèse soutenue en 1988 à l’université Paris-III, intitulée La Pratique intertextuelle de Marcel Proust dans « À la recherche du temps perdu »: les domaines de l’emprunt (parue aux éditions du Titre en 1990 sous le titre de Marcel Proust. Le jeu intertextuel ), Annick Bouillaguet met par exemple en évidence la possibilité de systématiser le domaine de définition de l’emprunt intertextuel par le croisement des deux notions de « littéral » et d’« explicite ». La citation est un emprunt littéral et explicite, le plagiat est littéral et non explicite, la référence est non littérale et explicite, et l’allusion non littérale et non explicite. Appliqué à l’univers romanesque du texte proustien, ce dispositif permet l’élucidation raisonnée d’un nombre considérable de phénomènes textuels restés jusque-là inaperçus ou énigmatiques. De la même manière, quelques grands romanciers, comme Flaubert par exemple, font actuellement l’objet d’une recherche où l’étude intertextologique croise l’analyse des manuscrits et l’étude de genèse de l’œuvre. Chercher dans l’« avant-texte » comment se construit l’emprunt, à l’état naissant; comment la citation, le plagiat, la référence et l’allusion résultent aussi d’une appropriation et d’une intégration ayant l’espace même du texte qui s’invente; comprendre le phénomène intertextuel dans cette troisième dimension du texte qui est celle de sa production, tel serait sans doute l’horizon aujourd’hui ouvert en critique littéraire par l’évidente complémentarité des études intertextologiques et de la recherche en génétique textuelle. Le concept d’intertextualité, loin d’être parvenu à son état d’achèvement, entre vraisemblablement aujourd’hui dans une nouvelle étape de redéfinition.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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